21 heures, lundi. Je m'apprêtais à m'affaler dans mon canapé. Oui, j'ai bien dit "dans mon canapé" sans faute syntaxique. J'ai toujours eu horreur des canapés où l'on s'assoit "dessus", du bout des fesses, ces canapés qui interdisent tout vautrage...
Je me love dans les plumes et les coussins, décidée à bêtement regarder la télé. Peut-être une petite faim ? On verra plus tard,la flemme d'ouvrir et refermer un frigo sans surprise. Un soir comme les autres, la tête vide d'avoir été trop sollicitée dans la journée... Le boulot... je repense à tout ce que j'ai loupé, oublié, raté, réussi un peu quand même, des bouts de pensées qui se heurtent, s'emmêlent, s'embrouillent ; des pensées inutiles qui s'agglutinent en tas informe et gluant. La télé va effacer tout ça en absorbant la masse dans le néant d'un téléfilm sans histoire...
Tu appelles. Une chance que je n'aie pas égaré ce p.... de téléphone portable, nouvelle arme indispensable, à porter sur soi, nuit et jour... A dégainer à la seconde, c'est en tout cas ce que les autres attendent de celui qui doit absolument l'avoir à la main, ou autour du cou... oui, je l'ai vu, ça se fait, c'est pire que la "sucette" des bébés... Je me lève et extirpe, de la poche de mon manteau jeté sur une chaise, l'engin qui vibre comme un fou, tout excité d'être appelé. Je vois ton nom qui s'affiche et décide de te répondre. Parce que ce n'est pas tous les jours que j'obéis à cette touche verte... Il ne faut pas habituer son entourage à être toujours là, toujours prêt. Oui, tu finis plus tôt ce soir. Oui, je suis seule, je n'ai pas mes filles. Oui, si je veux, tu peux venir passer la soirée avec moi. Oui, tu amènes une bouteille de rosé comme d'habitude. Oui, je suis d'accord malgré l'heure tardive.
Une partie de jambes en l'air, après tout, c'est aussi bien qu'un téléfilm pour se vider la tête... Je raccroche. Je jette un oeil sur le désordre ambiant : mince alors, il y a eu une tornade ici ? Je vais la jouer "ouragan" pour planquer vite fait tout ce qui n'a pas une place justifiée par son emploi. C'est vraiment la discipline dans laquelle je suis experte, l'urgence... ça me débride les neurones et les muscles aux commandes. Une douche, vite fait. Un lait hydratant aux reflets satinés, une vérification rapide de l'épilation, un coup de crayon sous l'oeil, ébouriffage des cheveux et tenue comme il veut. Tiens, il voudrait quoi ? De toute façon, il ne s'attarde pas sur ce que je peux mettre ou ne pas mettre... On va la jouer légère et blanche ce soir. Une guêpière en dentelle et laçage derrière pour me faire plaisir à moi. Ça y est, je suis prête. J'éteins les lumières, j'allume les bougies, il aime les bougies, je mets un disque de Pow Wow et j'attends... Ouh là là, j'ai les yeux qui frisent... Peut-être aurais-je dû choisir le téléfilm devant lequel j'aurais pu m'endormir... soupir.. . Tu es beau. Le portrait de la pub d'Hugo Boss. Oui, beau comme ça. C'est ainsi que je te nomme, te donner un prénom ? ça ne me vient pas. Tu as la sensualité qui me va bien. Tu as la peau douce et bronzée, les dents blanches et bien alignées. Tu t'appliques à former des phrases correctes, à leur donner un contenu, me montrer que tu es instruit, bien élevé. Je souris. Parfois tu t'embrouilles un peu mais tu te rattrapes assez bien ma foi. Je sens bien que tu t'écoutes parler... pas grave, ça me fait sourire, tu repasses tes phrases pour que ça t'habille, sans faux plis, comme ton tee-shirt Armani ? Bon, faudrait pas que tu traînes trop, j'ai sommeil maintenant.
Ça y est , tu sonnes, j'ouvre et comme un rituel bien rôdé, tu me prends à pleine bouche et nous savourons ce baiser que tu sais donner et moi recevoir... Un baiser comme un loukoum...tendre et sucré... Tes mains se promènent sur mes hanches, je caresse ton dos. Nous parcourons l'autre pour le reconnaître, "oui, c'est bien toi, je me rappelle..." Les vêtements tombent et nos corps s'enlacent et se pénètrent. J'ai faim de cette sensation d'absence de moi, de n'être plus entière... d'être vaporisée sous tes doigts... Mon canapé nous reçoit en tas... une pelote de bras, de jambes, une tête ici et là. Moi, je ne sais plus, je ne suis plus là... J'aimerais bien raconter comment on en arrive là mais voilà... ça doit être chimique parce que ça m'échappe totalement cette équation-là... et la chimie et moi, on n'a jamais bien sympathisé, des difficultés à comprendre ces égalités qui n'en sont pas, oui, l'amour, c'est un peu ça...
L'énergie s'est diluée dans l'espace, tu peux ouvrir la bouteille de rosé, nous allons causer... une cigarette et voilà... Kundera... Ta philosophie... Les livres que tu lis et relis... Je souris... et je me demande si tu as vraiment compris ce qu'est le rire et l'oubli, mais en fait, ça m'est égal, je t'écoute, je souris encore et tu ne comprends pas ce sourire que je ne maîtrise pas... Ta vie est lisse, bien rangée, comme ta maison, dans laquelle tu hésites à installer une femme qui pourrait avoir une envie d'enfant ? Je souris... je m'en fous, tu es beau, tu as la sensualité qui me va bien, le rosé est frais, il fait chaud dans les plumes de mon canapé. Je baigne dans l'illusion romantique des romans de Barbara Cartland... Que demander de plus ? je souris et il ne comprend pas vraiment pourquoi. Je lui réponds : "tu voudrais que je pleure ?" il sourit à son tour, on en reste là. Et nous parlons, je ne sais plus trop de quoi. Je l'interroge pour mieux le dessiner. De toute façon, il ne veut pas savoir qui je suis, c'est de lui qu'il veut parler, se gargariser de sa vie si bien ordonnée, me parler de sa dernière acquisition, d'un quad pour aller aux champignons ?
Ce soir-là, je ne sais pas pourquoi, j'ai osé lui demander ce qu'il pensait de notre relation et il a répondu : "On ne se pollue pas"...
Alors là, ce n'est plus un sourire mais un éclat de rire qui m'a rejeté loin de lui. C'est vrai que je ne cherche ni à l'épouser, ni à lui faire un bébé. J'apprécie seulement une soirée de ci, de là, à me balader dans une littérature de gare que je ne lis pas. Mais voilà, il ne le sait pas. Il aurait pu dire "je te respecte et tu me respectes" et moi, je restais béate dans ce bouquin écrit gros pour être lu facilement même quand on devient presbyte ; une histoire sans histoires, une histoire sans histoire... Je sais que quelque part, mon "foutoir" à moi lui plaît bien, qu'il n'a pas à poser le personnage qu'il est. D'ailleurs, il vient toujours avec sa petite voiture de ville, pas avec celle qui coûte trente briques parce qu'il sait très bien que pour moi, ce n'est qu'un jouet qui ne m'éblouit pas. Mais là, ces quelques mots n'étaient pas les bons, il aurait dû faire un peu de littérature avec moi... ça, il ne le sait pas...
Voilà, ce matin, je lui ai écrit pour lui expliquer qu'on va s'arrêter là. Mais, t'es folle ! me disent mes copines... en plus la veille de la Saint-Valentin ? Mais qu'est-ce que ça peut bien faire... toute cette pacotille qui brille sous les lumières ? Il arrive toujours un moment où la bougie s'éteint et si plus rien ne brille sous mes paupières, c'est que ce n'était rien... Ce soir, c'est "Saint-Valentin", pour faire croire que l'amour c'est quoi ? Moi, je vais aller au restau avec mes filles et on va manger des pâtes avec un bon vin et parler et rire... L'amour, oui, c'est ça aussi....
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