Chapitre cinq

Les trois mois qui suivirent furent trois mois d'hiver noir, le printemps est venu sans que je m’en aperçoive.

Nous étions en mai 1968, ça s’est passé très vite. Il faut croire que, dans la cocotte de l'histoire, la pression avait atteint une limite.
Paris dans ses murs gris mourrait d'ennui. Au Vietnam, une jeune fille en flammes courrait dans le Napalm sur les écrans d'actualité, leurs enfants morts dans leurs bras.
La France dormait debout. Comme tout le monde, je n'ai pas perçu son réveil.

C'est un soir, alors que je rentrais de la fac de droit serviette sous le bras, costar de chez machin, pompes de chez truc, certain d'entrer dans la carrière quand mes aînés n'y seraient plus mais trop impatient pour attendre, qu'une rangée de CRS parquée au détour d'une petite rue s'est défoulée sur moi. Un beau ballet de matraques en vérité, pour mon éveil politique; j'ai couru jusque chez moi.
Que croyez-vous ? A peine remis, j'ai cherché un vieux blue jeans dans mon placard, un blouson le plus épais possible et un foulard sur le museau. Comme à la télé. "Ils" allaient me payer ça.
Le soir, j'étais à Saint Michel. Le lendemain, bien sur, je savais tout de la fabrication des Molotofs et j'avais plein d'amis.

La fac a occupé les facs. Les intellectuels ont suivi les artistes, au théâtre de L'Odéon. Les journalistes aussi ont suivi, les journalistes suivent toujours. À la maison de la radio Jean Yanne guidait les manifs. C'était un joyeux bordel, assez sympathique, ma foi.

Les ouvriers et les syndicats ont sauté sur l'occasion, après un temps d'hébdétude incrédule: les manifs, c'était quand même leur spécialité... Ils ont occupés leurs usines, ne me demandez pas pourquoi.
Je crois qu'ils voulaient une augmentation.

Au rythme des "AGs", dans les amphis, entre deux charges de CRS, tout le pays à basculé dans la l'ivresse et la grève générale sous les grenades et les flashes d'info. Les CRS ne savaient plus où donner de la charge. Des nuits lacrymogènes et des jours de soleil.
Sur les murs gris ou l'on pouvait encore lire ces mots gris au pochoir: "Défense d'afficher, Loi du 29 Juillet 1881", des slogans  au pochoir ont fleuris;: "Sous les pavés, la plage", "Il est interdit d'interdire". Cohn Bendit narguait les CRS et expliquait n'importe quoi dans des micros. D'après ses habitants, les communistes étaient aux portes du seizième, l'armée ramassait lespoubelles.
Charlie Hebdo sur les trottoirs se vendait mieux que le Figaro, Ballets gris bleus dans les rues, la fumée des "pétards" contre celle des grenades, Che Guevara ou bien Mao contre le vieux De Gaule. Bon sang, c'était la fête. Le quatorze Juillet tous les jours.

Petit à petit, sans qu'on sache qui l'avait enfanté, un rêve étrange et collectif a pris corps. Sur fond de Dylan et des Beatles, nourri des hallucinogènes, des dessins de Reiser ou Willhem: L'an zéro".

Comment expliquer ça aujourd'hui ? Comment décrire ce phénomène unique: une génération qui, soudain, se met à rêver d'un avenir diffèrent pour elle même et pour la planète ? Arrêter tout, partout. Faire le point, réinventer le monde. Liberté, frugalité, communauté et liberté sexuelle pour cacher pudiquement les rêves d'amour.
Je, l'homme nouveau. Jeter tout ce qui enchaîne l'homme aux orties de l'histoire. Vous savez ? Le profit, le pouvoir, la religion,  les "avoirs"...

Monstrueuses et sublimes utopies, les groupuscules éclataient comme des bulles, rèves de dictatures humanistes aux noms étranges, troskystes, maoistes, ! Naïfs et tendres révolutionaires qui s'encourragaient mutuellement dans un étrange ballet d'idées, comme une "olla" de coupe du monde. Nous en avons tellement rêvé, tellement fort.  Au point de bouleverser les vies de beaucoup d'entre nous.

Il me faudra de longues années avant de me retrouver dans le métro, assommé, en route vers le bureau avec la peur des fins de mois et la honte d'en être arrivé là. Je pense aux brigades rouges, ces militants d'extrême gauche qui se sont vus, sans comprendre comment, eux non plus, à la une des journaux, poursuivis par toutes les polices du monde, assassins, kidnapeurs, terroristes. Arqueboutés à une cause qui n'existait plus que dans leurs souvenirs envolés. Une colère prémonitoire contre les puissances de l'argent que je commence à peine à comprendre aujourd'hui?  

Comment expliquer qu'à cette époque, le rêve semblait à portée.
Même le Général, qui en avait vu d'autres, en a eu peur: c'est dire si l'on y croyait.