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Chapitre trois
Entre de grands moments oubliés, de petits instants anodins, inoubliables, chemine notre vie. J'ai douze ans. Nous habitions une maison à l’écart du village, dans ce pays qui n’est pas encore le Midi. En hiver, le vent glacé balayait la neige en congères. Mon père s’était éclipsé à la naissance de ma soeur quand j’avais eu l'age de trois ans. Ma mère était restée, seule pour nous élever, pensant qu’elle n'y arrivait pas. Pour remplacer l’autorité disparue, croyant bien faire, elle m’avait mis en pension à soixante kilomètres de là. Chaque lundi, je quittais la maison bien avant que le jour se lève. Battant ma semelle gelée sur le bord de la route, j’attendais le car en compagnie du poteau de l'arrêt. On l’entendait venir de loin dans le village désert. C’était un vieil autocar déglingué, glacé de courants d’air, avec du givre sur les fenêtres. Quelqu'un avait vissé sur le marche pied branlant une plaque de métal nu avec des reliefs en losange. Nous étions trois voyageurs éparpillés, tellement emmitouflés qu’on ne voyait pas les visages, cache-nez et bonnets de laine sans un mot durant le trajet. Attendre encore, dans la gare de campagne, déserte, balayée par le vent, attendre un train de garnison qui s’arrêtait dans un grand bruit. J’avais à peine le temps d’escalader les marches, trop hautes pour moi, que le train repartait. Et j’étouffais dans le couloir surchauffé, le sang brûlant dans mes doigts. Parfois, je tentais d’enjamber les conscrits dormant dans les soufflets, aussi paumés que moi, parfois je restais là avec un goût de fer dans la bouche. Il me fallait attendre le soir, dans l’alignement des lits du dortoir, la tête cachée sous les draps pour avoir le droit de pleurer. Je ne sais toujours pas aujourd'hui ce que je faisais là, à des années lumière de chez moi... Chez moi, c’était l'été, ma mère jouait du piano. Tous les soirs quand elle me bordait, Dieu que j’aimais ses baisers. Après un long moment dans mon lit sans bouger je descendais l’escalier en silence, entrouvrais la porte du salon. Et je m’endormais là, plus tard, en l’écoutant jouer. Tous les soirs, elle devait me porter dans mon lit. Je ne me suis jamais réveillé, nous n’en avons jamais parlé. Premier prix du conservatoire, pour élever ses enfants, ma mère avait arrêté sa carrière. Depuis, elle détestait qu’on l’écoute. Elle disait : - Je joue pour la musique, pour parler avec les oiseaux. Pour l’entendre, ma soeur et moi, nous devions déployer des trésors d'imagination. Il fallait faire semblant de lire, semblant d’être très occupés. Elle commençait à jouer doucement, pour ne pas déranger, puis prise par la musique, oubliée, son âme jaillissait dans le bout de ses doigts. C’était la "révolutionnaire" de Chopin. Le piano tremblait sous la puissance de ses bras et c’était un cri noir de colère, de chagrin. Les larmes me venaient aux yeux. Elle disait que la vie était belle, je sais aujourd'hui que pour elle, vraiment, la vie ne l’était pas. Que chacune des fleurs du printemps n'avait que le parfum d'un bonheur enfui. Pour l’avoir éprouvé quelques fois, ce sentiment de solitude extrême que même ses enfants ne peuvent pas combler, j’ai compris bien plus tard ce qui la déchirait : Toute sa vie, veilleuse avec sa lampe à huile, elle aura attendu celui qui est parti. Sa moitié d'elle. Elle adorait s'isoler au soleil, écrire dans le fond du jardin. Elle disait qu’elle lézardait, on n'osait pas la déranger. Souvent, aussi, elle jouait Bach et c’était apaisé, harmonieux, parfait comme une prière. Un équilibre d'éternité. Le piano était au premier étage. Dehors, en contrebas, il y avait un muret de pierre. Les jours où il faisait très chaud, quand la fenêtre était ouverte, j'allais m’y asseoir lorsque maman jouait. Tout autour de moi, alignés sur le mur, la tête dressée vers la fenêtre –je vous jure que c’est vrai- des dizaines de lézard écoutaient. Je regardais battre leur cou, j’enviais leur immobilité. Dés que la musique s’arrêtait, les lézards s’enfuyaient et moi, je restais là, savourant chaque instant du silence de l'été.
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